08 mai 2024
Actualité juridique : Regard sur la jurisprudence 2023 en matière d’immunité syndicale appliquée aux plaintes de harcèlement
Regard sur la jurisprudence 2023 en matière d’immunité syndicale appliquée aux plaintes de harcèlement
Au cours des dernières années, la jurisprudence arbitrale et judiciaire regorge de dossiers qui traitent de harcèlement en milieu de travail, ce qui se justifie en raison de l’obligation d’ordre public imposée aux employeurs de prévenir et de faire cesser toute situation de harcèlement en milieu de travail [1]. Or, une question faisant couler beaucoup d’encre au cours des dernières années est celle de l’immunité relative syndicale, lorsqu’appliquée aux enquêtes de harcèlement psychologique, sexuel ou discriminatoire en milieu de travail.
I– LA DÉCISION SMITH-LACROIX c. CENTRE DES SERVICES SCOLAIRES DES DÉCOUVREURS
À titre introductif, la récente décision Smith-Lacroix c. Centre des services scolaires des Découvreurs[2] (« Smith-Lacroix ») est intéressante, puisqu’elle réitère les principaux principes applicables en matière d’application de l’immunité syndicale relative. Dans cette affaire, un enseignant qui occupait des fonctions syndicales depuis plusieurs années a reçu un avis administratif au motif qu’il aurait fait preuve d’agressivité et de manque de respect à l’égard de la directrice de l’école, soit sa supérieure, lors d’une assemblée, en plus d’avoir des lacunes au niveau de ses compétences professionnelles. Comme le Tribunal administratif du travail (ci-après le « TAT ») était d’avis que M. Smith-Lacroix agissait dans son rôle de représentant syndical lors de la rencontre et que ses propos n’ont pas dépassé « le seuil d’acceptabilité » dans ce contexte où l’enseignant agissait comme représentant syndical, il a considéré que la mesure lui ayant été imposée était illégale et il a annulé ledit avis administratif.
Le différend entre les parties concernait la confection de l’horaire, plus spécifiquement en ce qui concerne l’obligation pour les orthopédagogues d’avoir des périodes attitrées de surveillance. Le sujet avait été abordé entre M. Smith-Lacroix et la directrice à deux occasions, puis à une autre reprise par un autre délégué syndical, mais la situation ne s’était pas résolue. Lors d’une assemblée où était présente l’ensemble du corps enseignant, M. Smith-Lacroix a mentionné à la directrice : « C’est votre job de refaire les horaires de surveillances, c’est vous qui gagnez le plus gros salaire ». Moins de deux semaines plus tard, M. Smith-Lacroix a reçu un avis disciplinaire le sommant à « prendre conscience de [sa] difficulté à assumer [son] rôle professionnel » et à améliorer ses compétences professionnelles.
Le TAT débute son analyse par réitérer le cadre juridique applicable. À cette fin, il mentionne que l’article 15 du Code du travail [3] interdit à un employeur d’imposer à un salarié une mesure de représailles qui résulte de l’exercice d’un droit qui y est prévu, notamment l’exercice d’activités syndicales. Le salarié bénéficie d’une présomption légale selon laquelle une sanction lui a été imposée en raison de l’exercice du droit prévu au Code s’il établit : 1) l’exercice d’un droit résultant du Code, 2) avoir fait l’objet d’une sanction, et 3) la concomitance entre l’exercice de ce droit et la sanction imposée. Pour renverser la présomption, l’employeur devra alors prouver qu’il a pris cette mesure pour une autre cause juste et suffisante, et non pas sous un prétexte. Cette présomption s’applique même lorsque la sanction a été imposée à la fois pour un motif licite et illicite ; ainsi, le simple fait qu’un motif illicite ait contribué à la décision d’imposer une mesure à un salarié la vicie dans son entier.
En l’occurrence, le TAT conclut à l’applicabilité de la présomption. D’une part, le simple fait d’agir comme délégué principal de son syndicat dans l’école constituait en soi l’exercice d’un droit protégé. D’autre part, le comportement reproché à M. Smith-Lacroix était celui d’interpeller la directrice pour exiger le respect de l’entente locale lors d’une assemblée. Finalement, c’est la manière dont il est intervenu lors de cette assemblée qu’on lui reproche dans la lettre de sanction, qui a été reçue moins de deux semaines après la tenue de celle-ci. Les trois conditions sont donc remplies, et la présomption doit s’appliquer.
Le TAT devait ensuite se questionner sur l’existence d’une autre cause juste et suffisante permettant de justifier la sanction, qui ne serait pas liée à l’exercice des fonctions syndicales.
Le TAT retient effectivement que le ton a monté lors de l’assemblée. Il retient également que les propos tenus par M. Smith-Lacroix concernant le salaire de la directrice étaient à la fois « déplacés et inappropriés »[4]. Cela dit, ils ne l’étaient pas au point de devenir « intimidants, menaçants ou clairement vexatoires »[5], ce qui est nécessaire pour permettre d’écarter l’application de l’immunité relative. En effet, le TAT rappelle que l’immunité existe afin que les représentants syndicaux puissent discuter et négocier avec l’employeur à titre de vis-à-vis, et non à titre de subordonnées, le tout sans crainte de représailles.
Par conséquent, le comportement de M. Smith-Lacroix lors de l’assemblée ne convenait peut-être pas à l’employeur, et il ne militait certainement pas en faveur de relations harmonieuses entre le syndicat et le patronat, mais il ne constituait pas une activité illégale ou préjudiciable à l’employeur justifiant l’inapplicabilité de l’immunité relative. À titre informatif, le TAT ajoute qu’un employeur qui juge nécessaire d’intervenir quant à la conduite d’un officier syndical peut le faire, mais qu’il doit s’adresser au syndicat et non pas le discipliner à titre de salarié.
En ce qui concerne l’aspect de la performance professionnelle, le TAT considère que même si les reproches auraient pu être fondés, la sanction imposée à M. Smith-Lacroix doit néanmoins être annulée. En effet, comme l’avis administratif lui a été imposé, du moins en partie, pour un motif illicite, cela entache l’entièreté de la décision prise par l’employeur. Par conséquent, le TAT a annulé l’avis administratif qui lui avait été remis.
Les implications pratiques
Cette décision constitue donc une illustration jurisprudentielle récente de propos qui doivent être tolérés, lorsqu’ils sont prononcés par des officiers syndicaux agissant à l’intérieur de leurs fonctions. Bien qu’il puisse être difficile pour un employeur de tolérer de tels agissements, celui-ci doit demeurer prudent et tenter d’être le plus objectif possible dans sa qualification des propos qui ont été tenus.
Le TAT souligne également que M. Smith-Lacroix est le principal délégué syndical parmi un total de deux pour l’école. Cette particularité est pertinente, puisque le rôle qu’occupe un représentant syndical semble avoir une influence sur le seuil de tolérance que doit avoir un employeur dans l’analyse des propos d’un officier syndical agissant dans l’exercice de ses fonctions. Il s’agit d’un principe qui sera repris dans le cadre d’autres décisions faisant l’objet du présent article.
Dans tous les cas, comme recommandé par le Tribunal, l’employeur peut toujours s’adresser au syndicat pour dénoncer formellement le comportement d’un de ses officiers, et c’est celui-ci qui pourra intervenir en toute légalité. Cela dit, nous nous permettons de douter de l’efficacité pratique de cette alternative, compte tenu des difficultés apparentes pour un organisme syndical de sanctionner le comportement d’un confrère syndical. Il sera donc intéressant de suivre l’évolution jurisprudentielle à cet égard.
II– LA DÉCISION CSN-SYNDICAT DU PERSONNEL DE BUREAU DU CISSS DE LA GASPÉSIE ET CENTRE INTÉGRÉ DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE LA GASPÉSIE (SIMON ROCHEFORT)
Une autre décision récente CSN-Syndicat du personnel de bureau du CISSS de la Gaspésie et Centre intégré de santé et de services sociaux de la Gaspésie (Simon Rochefort)[6] (« CSN-Syndicat du personnel de bureau du CISSS de la Gaspésie »), se penche aussi indirectement, parmi bien d’autres points, sur la possibilité pour un employeur mécontent du comportement d’un représentant syndical, de faire part de ses doléances au syndicat directement. Cette affaire qui résume 15 jours d’audience a le potentiel d’être qualifiée comme étant une décision de principe en raison du soin qu’a pris l’arbitre Me Dominique-Anne Roy de justifier chacun des éléments qui la motivent. Il s’agit d’une affaire dans laquelle un employé a été suspendu sans solde pour fins d’enquête, puis pour une période de trois mois au terme de l’enquête, en raison du harcèlement sexuel qu’il a commis à l’encontre de sept femmes dans le milieu de travail, le tout sur une période s’étalant entre 2004 jusqu’à la suspension de l’employé en juin 2018. L’employé en question, M. Simon Rochefort, avait occupé des fonctions syndicales à titre de président du syndicat à l’occasion de certains des agissements dénoncés.
À titre préliminaire, l’arbitre devait déterminer si l’employeur avait le droit d’examiner des allégations de harcèlement sexuel en lien avec des agissements survenus lors d’activités syndicales, et de les sanctionner le cas échéant. Sa réponse est sans équivoque : si un employé bénéficie d’une immunité relative lorsqu’il exerce ces fonctions syndicales, celle-ci ne lui permet pas d’adopter une conduite harcelante à l’égard d’autres personnes (collègues, gestionnaires, clients ou autres). Il ne sera pas protégé par cette immunité s’il fait défaut à cette obligation d’ordre public. À cet égard, l’arbitre insiste sur le fait que des comportements tels que des attouchements non sollicités, des commentaires sur le physique ou des tentatives de séduction répétées malgré des malaises ou des refus ne constituent pas des activités syndicales uniquement parce qu’ils ont été effectués à l’occasion de réunions ou d’événements syndicaux. Ceci vaut autant pour des comportements d’ordre sexuel que des propos inappropriés de manière générale, en ce que « les assemblées syndicales, les congrès, les rencontres de travail et les manifestations de solidarité ne constituent pas des chapelles où tout peut s’y dire et s’y faire en totale impunité »[7].
En l’occurrence, l’arbitre tranche que l’employeur avait la responsabilité, tant en vertu de sa politique interne que par la loi, d’enquêter et d’intervenir, et ce, même en l’absence d’une dénonciation ou d’une plainte formelle. En effet, l’employeur a une obligation impérative d’intervenir pour faire cesser le harcèlement et la violence dans son milieu de travail dès que cela est porté à sa connaissance. Par ailleurs, il est intéressant de relever que le syndicat, qui plaidait que l’employeur ne pouvait pas s’immiscer dans les affaires syndicales en enquêtant sur un officier syndical sur lequel une dénonciation (et non pas une plainte formelle) de harcèlement sexuel avait été faite, n’avait lui-même pas la compétence de faire enquête compte tenu de sa propre politique exigeant le dépôt d’une plainte formelle. L’arbitre a donc soulevé que, sans se prononcer sur la légalité de cette politique syndicale, l’employeur avait quant à lui l’obligation d’enquêter, qu’il y ait ou non une plainte formelle, et ce, peu importe le fait que le syndicat choisisse d’enquêter.
Cette obligation d’enquêter dès qu’il y a un certain signalement vaut autant pour le comportement des salariés « ordinaires » que ceux occupant des fonctions syndicales. Qui plus est, l’employeur a le pouvoir d’enquêter sur des faits qui se sont déroulés sur les lieux du travail et pour ceux qui se sont déroulés à l’extérieur de ceux-ci. Sur ce point, l’arbitre réitère le principe bien établi selon lequel la notion de « milieu de travail » doit recevoir une interprétation large et doit donc inclure tout ce qu’il est possible de rattacher au travail d’une manière ou d’une autre. Dans cette affaire, plusieurs comportements reprochés s’étaient déroulés lors d’un congrès syndical s’étant tenu à Montréal, alors que le lieu de travail était en Gaspésie. Néanmoins, l’arbitre a considéré que comme les personnes libérées syndicalement demeuraient avant tout des salariés de l’établissement, « les lieux deviennent secondaires à compter du moment où la responsabilité d’ordre public prévaut »[8].
C’est ainsi que l’employeur peut être justifié d’enquêter même sur des événements qui sortent des lieux du travail, sans que cela ne constitue une atteinte injustifiée au droit au respect de la vie privée des salariés. Ceci dépend essentiellement de l’impact des événements sur la vie de l’entreprise et le climat de travail. Dans le présent cas, d’autant plus que M. Rochefort s’était retrouvé dans certaines situations en raison de son statut de salarié bénéficiant d’une libération syndicale aux termes de la convention collective, l’employeur a subi une incidence financière importante causée par l’invalidité d’une salariée due au comportement de M. Rochefort, en plus de la perturbation du climat de travail. Il était donc justifié d’enquêter sur des allégations de harcèlement qui relèvent objectivement de la vie privée des salariés, en raison de l’incidence des comportements sur le milieu de travail.
L’arbitre était également d’avis que certains gestes, qui avaient été posés entre 2004 et 2016, étaient recevables en preuve. En effet, bien que la Loi sur les normes du travail établisse que « toute plainte relative à une conduite de harcèlement psychologique doit être déposée dans les deux ans de la dernière manifestation de cette conduite », il a été démontré que l’employeur ignorait l’existence de la conduite de M. Rochefort à l’égard de plusieurs collègues. Celui-ci a agi promptement dès qu’il en a été informé, faisant en sorte que l’ensemble des faits qui s’insèrent dans le continuum étaient recevables en preuve.
En raison de la gravité des comportements reprochés, l’employeur avait pris la décision de suspendre sans solde M. Rochefort pour fins d’enquête. Or, quelques jours avant que l’employeur soit informé des allégations de harcèlement sexuel à l’égard de M. Rochefort, celui-ci avait publié une critique importante de la gestion de son employeur, ironiquement en ce qui a trait à son inaction quant aux situations de harcèlement. Le syndicat prétendait donc que la suspension de M. Rochefort constituait des représailles et que la mesure était conséquemment illégale. Or, l’arbitre a reconnu que malgré la concomitance des événements, la mesure était ici pleinement justifiée compte tenu des allégations et de la nécessité de maintenir la sérénité du climat et le bon déroulement de l’enquête. Qui plus est, l’arbitre affirme que les activités syndicales, « aussi légitimes soient-elles, ne peuvent lui accorder de privilège ou d’immunité advenant que sa conduite doive être scrutée »[9].
Lors de l’audience, le syndicat a tenté de faire une preuve de bon caractère à l’égard de M. Rochefort pour démontrer qu’il est improbable qu’il ait posé les comportements reprochés. À cet égard, l’arbitre énonce qu’une telle preuve n’est pas pertinente aux fins de déterminer si un individu a exercé du harcèlement sexuel à l’égard de personnes précises. Par ailleurs, elle ajoute qu’il n’existe pas de victime parfaite, et qu’il est impératif de ne pas tomber dans des préjugés ou stéréotypes pour analyser les témoignages des plaignants. Ce ne sont pas les plaignants qui doivent justifier leur conduite, et il est du devoir de l’enquêteur et/ou des décideurs d’adopter une démarche qui s’écarte de ces biais pour ne pas dénaturer l’exercice.
En l’occurrence, la preuve a démontré que M. Rochefort a exercé du harcèlement sexuel à l’endroit de sept femmes sur le milieu de travail. Il les a touchées (massages, prendre les hanches, venir les coller), avait des regards concupiscents, faisait des blagues, tenait des propos et faisait des allusions à caractère sexuel à leur égard. Ceci a été exacerbé par le fait que malgré le fait que certaines femmes aient verbalisé leur refus, M. Rochefort continuait à insister. Par son comportement, il a porté atteinte à la dignité des femmes qu’il a harcelées sexuellement, et cette conduite doit être qualifiée de grave. Cela étant, l’imposition d’une mesure disciplinaire sévère était justifiée, et l’arbitre a confirmé la suspension sans solde de M. Rochefort pour une période de trois mois.
Les implications pratiques
La décision de l’arbitre Roy est pertinente pour délimiter l’étendue de l’immunité syndicale en matière de harcèlement sexuel. Celle-ci ne banalise pas les gestes qui ont été posés, tout en prenant soin d’insister sur le fait qu’il est toujours possible de complimenter une ou un collègue ou de flirter, et que c’est la notion de « conduite non désirée » qui constitue la pierre angulaire de l’analyse. En somme, cette décision statue qu’un représentant syndical ne bénéficiera pas d’une plus grande marge de manoeuvre qu’un autre salarié lorsqu’il est question de harcèlement sexuel, puisque celui-ci n’agit alors manifestement pas dans l’exercice de ses fonctions. L’immunité relative syndicale ne peut donc pas servir de bouclier contre une enquête ou des mesures disciplinaires pour ce comportement.
III– LA DÉCISION POINLANE c. CÉGEP DE JONQUIÈRE
Alors que la décision précédente confirmait la suspension provisoire du mis en cause ayant des fonctions syndicales à titre de président, dans l’affaire récente Poinlane c. Cégep de Jonquière[10] (« Poinlane »), le TAT est intervenu au stade provisoire pour ordonner à un employeur de réintégrer un président syndical dans ses fonctions, alors que celui-ci avait été suspendu avec solde pour fins d’enquête concernant des allégations de harcèlement psychologique.
Dans cette affaire, l’employeur avait mandaté une firme externe et indépendante pour mener une analyse de climat au sein du Centre d’études collégiales de Charlevoix, afin d’aborder le climat « toxique entre le syndicat et l’employeur ». Le syndicat avait manifesté son désaccord avec cette démarche, plaidant que celle-ci risquait d’entraver les affaires syndicales et semblait viser davantage les relations de travail, et non le climat de travail. Néanmoins, l’employeur est allé de l’avant et deux rapports ont été produits, soit un rapport initial et un rapport amendé, contenant plus de détails et détaillant les reproches faits à chacun des officiers syndicaux.
Ce rapport amendé comprenait plusieurs recommandations, dont la tenue d’une enquête sur le comportement individuel de M. Poinlane. L’employeur a choisi de mettre en oeuvre cette recommandation. Il a suspendu M. Poinlane avec solde de ses fonctions d’enseignant pendant la durée de l’enquête, en plus de lui interdire de se présenter sur les lieux de travail et au local syndical. Or, M. Poinlane était le président du syndicat (qui ne comprenait que trois officiers au total), et il était celui qui s’occupait de la grande majorité des fonctions de représentations. Ajoutons que ceci s’est produit alors que la convention collective était en cours de négociation.
Le syndicat et M. Poinlane ont donc contesté cette suspension provisoire, demandant au TAT de rendre une ordonnance provisoire pour lui permettre de réintégrer ses fonctions d’enseignant et d’accéder aux lieux de travail pour vaquer à ses activités syndicales. L’employeur s’y opposait, au motif que sa suspension était nécessaire pour la tenue d’une enquête objective et pour respecter son obligation de faire cesser et prévenir toute situation de harcèlement.
En s’inspirant des critères de l’injonction interlocutoire, le TAT a déterminé que le syndicat et M. Poinlane avaient réussi à démontrer la nécessité de casser la suspension qui lui avait été imposée.
Au stade de l’apparence de droit, le TAT a considéré que la suspension était disproportionnée et apparaissait être davantage un prétexte pour sanctionner « l’âme dirigeante » du syndicat et entraver ses activités. Sur ce point, le TAT mentionne que M. Poinlane a été suspendu sur la base d’allégations vagues qui concernent justement les activités syndicales. Il n’y avait aucune déclaration sous serment qui accompagne le rapport d’analyse de climat, en plus que ce rapport mentionnait spécifiquement qu’il ne permettait pas de confirmer si les gestes des différentes parties avaient réellement été posés. Le TAT a donc retenu qu’il n’y avait pas de preuve de harcèlement à l’encontre de M. Poinlane, voire qu’il n’existait même aucune plainte. Il y avait donc apparence de droit à une entrave aux activités syndicales, proscrite par le Code du travail.
En ce qui concerne le préjudice sérieux ou irréparable, le TAT a réitéré que l’employeur ne peut pas dicter au syndicat comment il devrait mener ses affaires, ou encore moins écarter un vis-à-vis qu’il juge combatif. Ici, le préjudice était évident compte tenu de l’affaiblissement considérable du syndicat – qui perdait son président – pendant la période de négociation collective. Même si M. Poinlane pouvait participer aux activités syndicales à partir de chez lui, le TAT écrit : « Il n’appartient pas à l’employeur de choisir à quelles activités syndicales il participera et dans quelles conditions elles seront tenues. Il s’agit d’entrave qui peut avoir de graves conséquences sur les affaires syndicales, sans qu’il soit possible d’y remédier »[11]. Qui plus est, il était aussi nécessaire de considérer que M. Poinlane perdait par le fait même son droit au travail sur la base d’allégations vagues et non prouvées, alors que ce droit a été reconnu par la Cour suprême comme étant l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne[12]. Il y avait donc un préjudice sérieux et irréparable lié à la suspension de M. Poinlane.
Finalement, sur la question de la balance des inconvénients, le TAT a considéré que la preuve d’entrave aux affaires syndicales était prédominante, surtout considérant l’important préjudice que subirait le syndicat de perdre son président alors que des négociations de la convention collective étaient en cours. Qui plus est, le TAT a trouvé que rien ne permettait de soupçonner que l’enquête concernant M. Poinlane ne pourrait se dérouler de façon objective si celui-ci était présent sur les lieux du travail.
Par conséquent, le TAT a accueilli la demande d’ordonnance provisoire et a ordonné au Cégep de Jonquière de réintégrer M. Poinlane, de lui donner accès aux lieux et de lui permettre de communiquer avec les membres du personnel, le tout jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond du litige.
Les implications pratiques
Si tous s’entendent généralement pour affirmer que les critères d’une injonction interlocutoire sont sévères, le dispositif du TAT d’ordonner la réinsertion d’un président syndical visé par une enquête de harcèlement psychologique durant l’enquête doit servir d’indication claire quant à la tendance jurisprudentielle en matière syndicale. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’on considère l’obligation légale de l’employeur de prévenir et de faire cesser toute situation de harcèlement en milieu de travail. Ici, le TAT vient en quelque sorte baliser cette obligation en déterminant que tant qu’il n’existe pas de preuve concrète et déterminante de harcèlement visant un officier syndical, il est hasardeux pour un employeur de prendre des mesures provisoires au stade de l’enquête. Nous suivrons donc avec attention les développements jurisprudentiels à cet égard afin de voir si cette position évolue.
Il est nécessaire de comprendre que la notion d’immunité relative syndicale repose sur la liberté d’association et la liberté d’expression. Sa portée est large, notamment afin d’atteindre les objectifs poursuivis par la protection que le législateur a conférés aux représentants syndicaux en vertu du Code du travail, et de manière à s’harmoniser avec l’interprétation large et libérale que l’on doit donner aux droits et libertés codifiés aux Chartes.
IV– LA DÉCISION BELZILE c. CASCADES CANADA INC.
À preuve, le TAT a même considéré, par analogie, cette notion d’immunité relative syndicale dans un contexte non syndiqué, mais où il y avait des représentants des salariés. L’affaire Belzile c. Cascades Canada inc.[13] (« Belzile ») met en scène un représentant élu d’un groupe de salariés qui s’est fait suspendre 14 jours sans solde par suite d’une tentative de sa part d’influencer le vote d’une « entente mutuelle », soit l’équivalent d’une convention collective. Le demandeur, M. Belzile, alléguait avoir été victime de harcèlement psychologique en raison d’une seule conduite grave, soit le fait d’avoir obtenu cette lettre de suspension.
Le demandeur dans cette affaire était un employé de longue date de chez Cascades Canada inc. (« Cascades ») et jouissait d’une bonne réputation au sein de l’entreprise. Il avait un dossier disciplinaire vierge et était « admiré »[14] pour la qualité de son travail. Le 16 février 2021, les représentants des employés et ceux de l’employeur se sont rencontrés dans le but de faire le point sur l’état des discussions concernant le renouvellement de l’entente mutuelle. Bien que Cascades ait eu l’impression que les employés voteraient en faveur de l’offre patronale, M. Belzile a mentionné que celle-ci était refusée. S’en est suivie une discussion musclée lors de laquelle le ton est monté et où le directeur des ressources humaines a dit à M. Belzile qu’il manquait d’intégrité, en raison d’un désaccord sur le groupe qui avait le droit de voter. Une décision a ensuite été prise de reprendre le vote, afin d’éviter toute ambiguïté sur la question.
Deux jours plus tard, M. Belzile s’est rendu à un local des employés pour lequel il n’était pas le représentant. Le demandeur a témoigné lors de l’audience que son intention était alors d’apaiser le climat et d’expliquer certaines demandes qui avaient été formulées. Or, le superviseur du demandeur est arrivé et lui a demandé de quitter, au motif que ces salariés avaient déjà leur propre représentant. M. Belzile a refusé, n’ayant pas terminé son discours. Ce n’est qu’à l’arrivée de son directeur qu’il a quitté. À la suite de l’événement, le superviseur a demandé la tenue d’une enquête interne pour s’assurer que M. Belzile n’avait pas intimidé ou menacé les salariés. M. Belzile a été suspendu avec solde pour fins d’enquête.
Deux semaines plus tard, M. Belzile a reçu une lettre concluant qu’il avait intimidé et fait pression sur les salariés afin d’influencer le vote, et qu’il avait fait preuve d’insubordination. La lettre mentionne également qu’il aurait menti dans le cadre de l’enquête, ce qui constituait un facteur aggravant. Il a alors été suspendu sans solde pour une période de 14 jours, et a reçu un avertissement que toute récidive mènerait à son congédiement. M. Belzile n’est pas retourné au travail à la suite de sa suspension ; il a obtenu un diagnostic de trouble d’adaptation avec humeur mixte et de dépression, qu’il allègue être dus au harcèlement dont il se dit victime.
Lors de l’audience devant le TAT, Cascades a affirmé que la sanction disciplinaire imposée à M. Belzile reposait exclusivement sur sa conduite intimidante et irrespectueuse lors de la rencontre du 18 février 2021, ainsi que sur son insubordination à l’endroit de son superviseur qui lui a demandé de quitter.
Le TAT conclut qu’il est indéniable que M. Belzile tentait d’influencer le vote lors de son intervention auprès des salariés le 18 février 2021. Cela dit, il a retenu qu’il n’y avait aucune preuve de quelconque menace ou intimidation de sa part à l’égard des salariés. Il n’a pas insulté personne, est resté calme et n’a pas haussé le ton. Par ailleurs, l’entente mutuelle reconnaissait à M. Belzile le droit de parler aux salariés sur les lieux du travail, dans la mesure où cela se fait correctement.
En ce qui concerne l’insubordination, le TAT a retenu que le superviseur de M. Belzile, lors de son contre-interrogatoire, a admis ne pas avoir donné une directive, mais plutôt qu’il l’a invité à quitter les lieux. Or, il n’y avait pas lieu de lui ordonner de quitter les lieux à moins d’un comportement fautif de sa part, ce qui n’était pas le cas. Comme le dit le TAT : « Le seul reproche qui puisse tenir est celui d’avoir tenté d’influencer le vote »[15].
Le TAT a ensuite enchaîné en mentionnant qu’une sanction basée sur un tel motif est considérée comme une mesure de représailles, voire une entrave aux activités d’une association accréditée, ce qui constitue une faute sérieuse. Il est donc sous-entendu que dans la mesure où M. Belzile exerçait une fonction en lien avec son statut de représentant, il bénéficie d’une certaine immunité comparable à celle qui est conférée aux représentants syndicaux.
Ainsi, le TAT était d’avis que, bien que M. Belzile ait eu l’intention d’influencer des salariés eu égard au vote sur l’entente mutuelle, celui-ci bénéficiait du droit fondamental qu’est la liberté d’expression, d’autant plus dans le contexte où cette liberté a été exercée avec civilité.
Par conséquent, le TAT a conclu que l’employeur a abusé de son droit de gérance en suspendant sans solde M. Belzile pour une période de 14 jours, et que cet abus constituait effectivement une seule conduite grave au sens de l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail ayant causé un effet nocif continu sur M. Belzile. Le TAT a donc accueilli la demande et a conclu que M. Belzile a été victime de harcèlement psychologique.
Les implications pratiques
Il faut conséquemment comprendre que la notion d’immunité relative syndicale a une portée très large, et que son champ d’application n’est pas limité à seuls les syndicats accrédités en vertu du Code du travail. Nous pouvons notamment penser aux associations accréditées, ainsi qu’aux milieux de travail comme ceux décrits dans la présente décision où des employés sont élus à titre de représentants. Les employeurs doivent donc faire preuve d’une grande prudence avant d’imposer des mesures disciplinaires à des individus qui exercent des fonctions représentatives d’autres employés au sein de leur entreprise, afin de valider le réel motif justifiant les mesures que l’on souhaite prendre.
CONCLUSION
Ces développements jurisprudentiels soulignent l’importance de l’immunité relative syndicale qui s’applique dans l’étude des comportements qui pourraient être visés pas des enquêtes de harcèlement ou faire l’objet de possibles mesures disciplinaires, mais aussi aux limites de cette immunité. Rappelons qu’il s’agit d’une immunité relative, et qu’elle ne peut pas servir de parapluie permettant d’écarter tout reproche. Certes, l’immunité existe et elle est large compte tenu des libertés fondamentales qui la justifient, mais elle doit se concilier avec les autres obligations d’ordre public qui existent, notamment celle de ne pas harceler ni de porter atteinte à la dignité d’autres personnes.
[1] Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1, art. 18.18 et 81.19.
[2] 2023QCTAT2294.
[3] RLRQ, c. C-27.
[4] Smith-Lacroix c. Centre de services scolaire des Découvreurs, 2023 QCTAT 2294, par. 55.
[5] Id.
[6] 2023 QCTA 131.
[7] CSN-Syndicat du personnel de bureau du CISSS de la Gaspésie et Centre intégré de santé et de services sociaux de la Gaspésie (Simon Rochefort), 2023 QCTA 131, par. 76.
[8] Id., par. 62.
[9] Id., par. 180.
[10] 2023 QCTAT 921.
[11] Poinlane c. Cégep de Jonquière, 2023 QCTAT 921, par. 77.
[12] Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alta.), [1987] 1 R.C.S. 313.
[13] 2023 QCTAT 3993.
[14] Id., par. 13.
[15] Id., par. 46.