07 août 2025

Vigilance et discernement : les personnes responsables de recevoir les signalements doivent être formées et compétentes

Vigilance et discernement : les personnes responsables de recevoir les signalements doivent être formées et compétentes

Dans la décision récente Kouyate c. Prana Biovégétaliens inc.[1], la juge administrative Véronique Emond conclut que la Plaignante a été victime de harcèlement psychologique, caractérisé par des gestes de violence à caractère sexuel sous la menace de son superviseur, de manière répétée et pendant plusieurs mois. Elle retient également que les prétentions de l’Employeur quant à la crédibilité de la Plaignante reposent sur des mythes et stéréotypes associés aux victimes de violence à caractère sexuel. Enfin, l’arbitre juge que l’employeur a manqué à son obligation de prévenir et faire cesser le harcèlement. La simple diffusion d’une politique ne suffisait pas : l’employeur aurait dû sensibiliser son personnel de supervision et intervenir de manière proactive, d’autant plus dans un contexte de relation d’autorité.

Cette décision met en évidence l’importance pour les employeurs de désigner et de former des personnes compétentes pour recevoir et traiter les signalements informels et les plaintes de harcèlement. Ceci fait d’ailleurs maintenant partie de leurs obligations en vertu de la Loi sur les normes du travail (ci-après, « LNT »).[2]

LES FAITS

La Plaignante, Archatou Kouyate, commence à travailler chez Prana Biovégétaliens inc. (ci-après l’« Employeur »), par l’entremise d’une agence de placement en octobre 2019. Au moment des faits, Mme Kouyate est récemment arrivée au Canada, où elle immigre seule et est titulaire d’un permis de travail temporaire.  Elle est ensuite embauchée à titre d’employée permanente en juillet 2020 et congédiée en avril 2022.

Suivant son congédiement, elle dépose une plainte de harcèlement en vertu de la LNT. Cette dernière soutient avoir été victime de violence à caractère sexuel de la part de son superviseur, et ce, dès son entrée en fonction en octobre 2019 jusqu’à son embauche à titre d’employée permanente en juillet 2020.

Les faits retenus par le Tribunal se résument ainsi : entre octobre 2019 et juillet 2020, le superviseur de nuit de Mme Kouyate l’a contrainte à avoir des relations sexuelles avec lui sur les lieux de travail. Durant cette période, le superviseur exige des gestes de nature sexuelle de Mme Kouyate de deux à trois fois par semaine. Il va la chercher à son poste de travail ou dans la salle de repos ou lui envoie des messages textes lui demandant de le rejoindre. Mme Kouyate affirme avoir cédé à ces demandes par peur de perdre son emploi.

Dès les premiers jours, le superviseur propose à Mme Kouyate de la raccompagner en voiture, ce qu’elle accepte finalement en raison de son insistance. Pendant le trajet, il lui met la main sur la cuisse et arrivé sur les lieux, il lui propose de monter chez elle prendre le thé, mais elle décline. Elle sent son mécontentement et il lui réclame « un bisou », ce qu’elle refuse.

Dans les jours suivants, il lui demande de l’embrasser au travail. Devant son refus, son attitude change : il devient autoritaire et lui affirme que s’il obtient ce qu’il veut, il la laissera ensuite tranquille. Le superviseur en vient à menacer son emploi, la saisit par le bras et l’emmène dans un endroit isolé où il l’embrasse de force.

Dans la même semaine, il reproduit le stratagème, cette fois en l’amenant dans un bureau fermé où il lui impose une fellation. Par la suite, il exige des relations sexuelles complètes, ce que Mme Kouyate refuse en invoquant ses convictions religieuses. Lorsqu’il lui demande ce qu’il peut faire pour qu’elle accepte, elle lui répond que seul le mariage pourrait la faire changer d’avis. Il met alors en place diverses stratégies pour satisfaire ses besoins sexuels sans pénétration, allant jusqu’à lui déclarer vouloir l’épouser.

En juillet 2020, Mme Kouyate est embauchée directement par l’employeur comme préposée à la sanitation sur le quart de nuit sous la responsabilité dudit superviseur. Mme Kouyate est invitée par son superviseur à le rejoindre dans son bureau, invitation qu’elle refuse considérant qu’elle est maintenant une employée permanente. Furieux de ce refus, le superviseur cesse alors ses avances, mettant fin à tout contact à caractère sexuel entre eux.

À l’été 2021, une conseillère en Ressources humaines communique avec Mme Kouyate afin de clarifier une situation ambiguë avec le superviseur concernant la prise de vacances. Mme Kouyate lui mentionne alors qu’il y a certaines choses qu’elle ne peut lui dire, et lui demande de dire au superviseur que les affaires personnelles ne doivent pas interférer avec le travail. La conseillère insiste pour obtenir des détails, mais Mme Kouyate refuse de parler davantage, car elle craint de perdre son emploi. La conseillère se tourne alors vers le superviseur, qui affirme ne pas comprendre à quoi Mme Kouyate fait allusion. La conseillère n’insiste pas davantage et met fin à son intervention.

CONCLUSIONS QUANT À LA PRÉSENCE DE HARCÈLEMENT SEXUEL / VIOLENCE À CARACTÈRE SEXUEL

Le Tribunal retient que Mme Kouyate a refusé de façon claire et explicite toute avance ou rapprochement avec son superviseur en soulignant que le superviseur se trouvait dans un « rapport de force inégal » avec Mme Kouyate et qu’il a profité de sa position d’autorité pour la contraindre à avoir des contacts sexuels avec lui au travail. Son consentement était donc vicié par le lien d’autorité et les menaces de son superviseur.

Dans le cadre de son analyse de crédibilité, le Tribunal souligne que Mme Kouyate se présente seule et n’a pas pu bénéficier de l’accompagnement d’un procureur dans le contexte d’un témoignage « extrêmement douloureux et difficile à rendre ». Le Tribunal prend également en considération que les événements se sont déroulés il y a plus de quatre ans et que les écarts dans son témoignage sont mineurs. Il considère que cette dernière a raconté les événements de manière constante et cohérente :

[76] […] Considérant le grand nombre d’événements traumatiques vécus, soit deux à trois fois par semaine pendant quelques mois, on ne saurait discréditer son témoignage pour des détails de cette nature.

Le Tribunal rejette également la prétention de l’Employeur selon laquelle l’attitude et le comportement de Mme Kouyate après les événements seraient incompatibles avec les faits qu’elle rapporte. Il souligne que ceux-ci relèvent de mythes et stéréotypes et que d’« [u]tiliser de tels préjugés pour écarter la version d’une prétendue victime et apprécier sa crédibilité constituent une erreur importante. » Le Tribunal souligne également :

[86] Le Tribunal déplore le fait qu’on reproche à une prétendue victime de ne pas avoir cherché un nouvel emploi. En plus de la rendre responsable des gestes posés par son agresseur, en position d’autorité sur elle, on lui demande d’en porter le fardeau en quittant son milieu de travail. Le Tribunal ne saurait adhérer à une telle théorie. Les employeurs ont la responsabilité d’offrir un milieu de travail exempt de violence et il n’appartient pas aux victimes de s’en sauver et de changer d’emploi si elles n’ont pas le courage de dénoncer la situation.

[Nos soulignements]

CONCLUSIONS QUANT AUX OBLIGATIONS DE L’EMPLOYEUR

Le Tribunal conclut que l’Employeur n’a pas satisfait à son obligation de prévention et a fait défaut d’intervenir adéquatement lorsqu’il a été alerté d’une situation potentielle. En effet, le Tribunal soutient que le personnel de supervision n’a pas été suffisamment sensibilisé à ses obligations envers les employés en matière de harcèlement psychologique et sexuel. Il précise :

[178] De l’avis du Tribunal, au cours de l’été 2021, le directeur des ressources humaines et la conseillère ont fermé les yeux et ont fait défaut d’intervenir adéquatement. Madame Kouyate informe la conseillère qu’il y a des choses qu’elle ne peut lui dire et fait référence à une situation personnelle avec le superviseur de nuit. Ils se contentent, bien rapidement, de la version du superviseur, qui dit ne pas savoir de quoi il s’agit. Madame Kouyate soulève pourtant une situation hors du commun, mais n’aura plus jamais de nouvelles de la direction relativement à ces propos.

[179] Ils affirment tous les deux devant le Tribunal ne pas avoir été au fait des gestes aujourd’hui soulevés par madame Kouyate.

[180] Cette version apparait irréconciliable avec la preuve documentaire où, à tout le moins, ils présument ou déduisent de la présence d’une relation particulière entre eux. Pourtant, le superviseur de nuit les informe ne pas savoir de quoi il s’agit. Cette simple dissonance aurait dû les alerter. Or, ils s’empressent de fermer le dossier sans plus d’intervention.

[Nos soulignements]

 À RETENIR

Cette décision envoie un message clair concernant l’obligation de l’employeur de désigner et de former des personnes compétentes pour recevoir et gérer les signalements informels et les plaintes de harcèlement. Qui plus est, la simple diffusion d’une politique de prévention du harcèlement ne suffit pas : les personnes responsables doivent posséder des connaissances spécifiques leur permettant d’être vigilantes et d’avoir les bons réflexes, notamment lorsqu’il existe une relation d’autorité ou que des signaux préoccupants leur sont rapportés.

Cette affaire rappelle également que l’analyse de la crédibilité d’une personne plaignante ne peut reposer sur des stéréotypes et préjugés liés aux victimes de violence à caractère sexuel. Les organisations doivent reconnaître ces biais et mettre en place des mécanismes concrets pour en limiter les effets.


[1] 2025 QCTAT 2186.

[2] Loi sur les normes du travail, RLRQ c N-1.1, article 81.19, al. 2.

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