03 août 2022

Le droit à la vie privée et les enquêtes en milieu de travail — est-ce qu’une protection existe ?

Le droit à la vie privée et les enquêtes en milieu de travail — est-ce qu’une protection existe ?

Dans une décision récente, le Tribunal d’arbitrage a tranché sur le droit à la vie privée dans le cadre d’une enquête impliquant des actes sexuels survenus à l’extérieur des heures régulières de travail.

Dans la décision Syndicat des salariés(es) de l’agroalimentaire de Ste-Claire (CSD) et Kerry Canada inc. (Richard Guay)1, l’arbitre s’est penché sur la question de rumeurs de harcèlement sexuel en milieu de travail tout en s’interrogeant sur le droit de l’employeur de mener une enquête en lien avec des actes sexuels survenus en dehors des heures de travail, entre des employés, et l’obligation de collaboration des employés, le cas échéant.

Les faits en cause

Le plaignant, employé depuis mai 2018, occupait la fonction de mécanicien pour une entreprise agroalimentaire spécialisée dans la mise en contenants de produits. Il travaillait du lundi au vendredi, sur le quart de soir, et possédait une grande autonomie dans le cadre de son travail.

Les faits en cause se sont essentiellement déroulés à l’occasion d’une fête de Noël organisée par l’employeur. Lors de cette fête, ce dernier avait fourni le transport aux employés en nolisant un autobus afin que ceux-ci se rendent sur place et retournent chez eux à la fin de la soirée.

Sur le chemin du retour, plusieurs employés ont demandé au chauffeur de faire un détour afin de les laisser à un hôtel. À l’hôtel, ces employés se sont retrouvés dans la chambre du plaignant, certains d’entre eux ont consommé des drogues, et tous ont entrepris ou participé à des rapports sexuels consensuels ensemble.

Au retour au bureau le lundi suivant, des rumeurs ont commencé à circuler et le département des Ressources humaines a rapidement appris que des employés avaient eu des relations sexuelles lors de la soirée de la fête de Noël.

Par ailleurs, les échos étaient à l’effet qu’une des employés impliqués qualifiait ces rapports de non consensuels. Suite à ces rumeurs, plusieurs employés ont exprimé le fait qu’ils ne voulaient plus travailler à proximité des employés qui étaient présents à l’hôtel, en témoignant de « leurs craintes de travailler sur le même quart que des salariés visés par les ragots de “gang bang » qui circulent ». L’ambiance de travail était décrite comme lourde et certains employés ne se faisaient pas adresser la parole.

Compte tenu des circonstances, l’employeur a décidé d’engager un enquêteur externe pour faire la lumière sur la situation. Au cours de l’enquête, le plaignant a refusé de collaborer. Entre autres, il a menti en affirmant que rien ne s’était passé à l’hôtel et en niant toute présence de drogues, contrairement à la version des faits d’autres témoins jugés crédibles. Plus encore, il a adopté une attitude de confrontation envers l’enquêtrice et a invoqué à plusieurs reprises son droit à la vie privée en vertu de l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne2. Peu après, le plaignant a été congédié pour défaut de collaborer à l’enquête et pour avoir ainsi contrevenu à son devoir de loyauté envers son employeur, devoir prévu à l’article 2088 du Code civil du Québec3.

Suite à son congédiement, le plaignant a argumenté que les événements qui se sont déroulés à l’hôtel relevaient de sa vie privée, motif pour lequel il ne pouvait pas se voir reprocher une absence de collaboration lorsqu’interrogé en enquête sur ceux-ci.

Questions en litige

L’arbitre a donc analysé la question de savoir si l’employeur était légitime dans son droit de mener une enquête portant sur des faits survenus dans la vie privée des employés et, dans l’affirmative, si l’employé devait tout de même y collaborer.

Conclusions

a) La notion de « milieu de travail » et les facteurs de rattachement

L’arbitre a rappelé que l’employeur a le droit de s’immiscer dans les événements qui se produisent hors du travail s’il ya un lien de rattachement entre les événements de la vie privée et le climat de travail. Dans le cas en litige, l’employeur avait démontré « un lien suffisant entre les activités personnelles et l’entreprise pour justifier son intervention » étant donné les effets négatifs sur le climat et l’organisation du travail. L’arbitre a d’ailleurs ajouté qu’il faut considérer aussi que l’employeur est tenu par la loi d’assurer aux salariés un climat de travail sain et respectueux, où ils peuvent évoluer sans crainte pour leur sécurité. Bien que de simples rumeurs circulant sur des activités sexuelles hors du milieu de travail ne suffisent pas pour écarter le droit à la vie privée, l’arbitre a conclu que le fait que l’employeur soit informé d’un possible harcèlement sexuel par une salariée lui donne raison d’enquêter.

Finalement, l’arbitre a précisé que pour établir un lien de causalité, les gestes posés en dehors du travail doivent avoir une influence néfaste très sérieuse sur la vie de l’entreprise. En d’autres mots, il faut démontrer une relation entre les gestes posés et les conséquences sur l’entreprise.

b) Le devoir de loyauté et l’obligation de collaborer à une enquête

L’arbitre a également mentionné dans sa décision que le devoir de loyauté d’un employé envers son employeur inclut le devoir de participer à toute enquête entreprise par ce dernier et de répondre avec franchise aux questions de l’enquêteur concernant un acte dérogatoire. Puisqu’il existe un lien entre les événements en litige et le milieu de travail vu les répercussions majeures qu’ils y ont entrainées, le plaignant ne pouvait pas invoquer son droit à la vie privée pour se soustraire de son devoir de collaborer à l’enquête. L’employé a donc manqué à son devoir de loyauté en ne répondant pas de manière honnête aux questions posées par l’enquêtrice et en ne faisant pas preuve de transparence et de franchise.

Enfin, bien que la décision de l’employeur d’imposer une mesure disciplinaire dans ce contexte soit fondée en droit, l’arbitre a annulé le congédiement de l’employé en motivant sa décision par le fait que l’employeur n’avait pas respecté l’exigence prévue à la convention collective de rencontrer le plaignant avant d’imposer une mesure disciplinaire.

Conseils pratiques

Il y a une leçon à deux (2) volets à retenir de cette affaire pour tout employeur. Dans un premier temps, ce dernier ne devrait pas fermer les yeux face aux discussions ou rumeurs qui peuvent circuler dans l’entreprise concernant des événements survenus en dehors des heures de travail. Dans un deuxième temps, l’employeur doit également faire preuve de prudence lorsqu’il mène une enquête sur de tels événements, c’est-à-dire qu’il faut qu’il garde à l’esprit que ces événements doivent être liés à un impact sérieux, néfaste pour l’entreprise. Une fois que le lien est établi, l’employeur peut rappeler à ses employés leur obligation de participer pleinement à l’enquête et les conséquences possibles en cas de défaut, tout dépendamment des dispositions de la convention collective en la matière, le cas échéant.

Article par

  1. Syndicat des salariés(es) de l'agroalimentaire de Ste-Claire (CSD) et Kerry Canada inc. (Richard Guay), (T.A., 2022-05-12), 2022 QCTA 224.
  2. Charte des droits et libertés de la personne, c. C-12.
  3. Code civil du Québec, c. CCQ-1991.