12 décembre 2024

Commentaire sur la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (E.B.) c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7) – une approche pédagogique nécessaire dans le cadre de l’analyse de la discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre

Une approche pédagogique nécessaire dans le cadre de l’analyse de la discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre

Commentaire sur la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (E.B.) c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7)

Les auteures résument et commentent une décision du Tribunal des droits de la personne du Québec (le « Tribunal »), rendue en juin 2024, dans laquelle ce dernier était appelé à déterminer si une femme trans qui s’était fait refuser un emploi avait été victime de discrimination sur la base de son identité de genre. Cette décision fait une revue législative et jurisprudentielle de l’évolution des droits des personnes trans au Québec et au Canada et propose un glossaire des termes reliés à l’identité ou l’expression de genre, avant d’analyser la question en litige qui lui était soumise. Elle adopte une approche particulièrement pédagogique et offre un rappel important à l’effet que les craintes d’ordre général, ainsi que les préjugés ou préférences potentielles des clients d’un établissement en lien avec une caractéristique protégée par la Charte, ne peuvent servir de justification à l’exclusion d’une personne.


INTRODUCTION

« L’identité ou l’expression de genre » est un motif interdit de discrimination prévu à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[1] (la « Charte ») depuis 2016. Très peu de décisions ont toutefois été rendues au sujet de ce motif, bien que ces caractéristiques fassent régulièrement les manchettes à l’échelle nationale et internationale. Pour une des premières fois, le Tribunal des droits de la personne a eu l’occasion, dans le cadre de la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (E.B.) c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7)[2], de se prononcer sur ce que constituent l’identité de genre et l’expression de genre, tout en réaffirmant les obligations des employeurs en matière d’embauche et de protection des personnes trans.

Dans cette affaire, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la « CDPDJ »), agissant dans l’intérêt public et en faveur de Mme E.B.[3], soutenait que celle-ci avait été victime de discrimination en emploi, puisque M. Sayeed Ahmed Sikder, le gérant du Bar Lucky 7 (le « Bar »), l’a questionnée à savoir si elle était une femme trans et, compte tenu de la réponse affirmative obtenue, lui a indiqué qu’elle ne pourrait pas être embauchée. Au soutien de sa décision, M. Sikder aurait indiqué à Mme E.B. que ce refus d’embauche était lié à des préoccupations pour sa sécurité et à des craintes de réactions négatives de la part de la clientèle du Bar.

Le Tribunal a conclu que Mme E.B. avait été exclue en raison de son identité de genre, compromettant par le fait même son droit à l’égalité en emploi et à la sauvegarde de sa dignité, et rejeté les deux justifications soumises par M. Sikder. Le Tribunal a condamné le Bar et M. Sikder à verser des dommages-intérêts matériels (pour salaire impayé), ainsi que des dommages-intérêts moraux et punitifs à Mme E.B.

I– LES FAITS

Le 29 mars 2017, Mme E.B., une femme trans, postule à un poste de serveuse au Bar. Le gérant du Bar, M. Sikder, la contacte peu après pour l’inviter à se présenter au Bar le lendemain dans le cadre d’une formation.

Le 30 mars 2017, Mme E.B. se présente au Bar en début de soirée et est accueillie par le père de M. Sikder, qui est identifié comme la personne responsable sur les lieux. Il lui donne des instructions et lui explique le fonctionnement du Bar, avant de la présenter à une employée qui l’accompagnera pour la suite de la formation. Après environ trois heures de formation, Mme E.B. est informée que sa formation est terminée et qu’on la contactera afin de lui faire parvenir son horaire de travail. Des photos sont prises et des documents d’emploi lui sont remis.

Puisque M. Sikder n’était pas présent à ce moment, mais qu’il devait se rendre au Bar plus tard en soirée, Mme E.B. choisit de rester sur place pour l’attendre afin de le remercier de vive voix.

À l’arrivée de M. Sikder, celui-ci invite Mme E.B. dans son bureau, où il lui demande ses impressions sur la formation et lui demande si elle est trans. Mme E.B. lui répond alors par l’affirmative, ajoutant que tous ses papiers légaux sont en bonne et due forme, qu’elle a terminé sa transition, qu’elle a eu une opération de réattribution sexuelle et qu’elle est une femme.

Sikder lui répond directement qu’il ne peut pas l’engager. Choquée, Mme E.B. lui indique que son refus d’embauche pour ce motif est discriminatoire, ce à quoi M. Sikder demeure indifférent et lui répond que « la clientèle est vieux jeu » et qu’il « ne veut pas avoir à prendre [sa] défense tous les jours »[4].

Le lendemain, soit le 31 mars 2017, Mme E.B. tente de reprendre contact avec M. Sikder via Facebook. Elle lui réitère que son refus de l’embaucher sur la base de son identité de genre est discriminatoire, tout en lui transmettant un extrait de la Charte. Ce message est toutefois resté sans réponse. Mme E.B. a donc déposé une plainte auprès de la CDPDJ deux semaines plus tard.

Il est à noter que ni M. Sikder ni un représentant du Bar n’ont répondu à la demande introductive d’instance, qu’ils ne se sont pas présentés et n’ont apporté aucun élément de preuve lors de l’audience, faisant en sorte que le Tribunal a procédé par défaut sur la base de la preuve présentée par la partie demanderesse.

II– LA DÉCISION

Le 10 juin 2024, sous la plume de l’honorable Catherine Pilon et avec l’assistance des assesseures Mes Marie-Josée Paiement et Myriam Paris-Boukdjadja, le Tribunal a accueilli la demande de la CDPDJ et condamné les défendeurs au paiement de dommages-intérêts matériels, moraux et punitifs.

Le Tribunal a débuté son analyse en faisant une revue historique de la législation et de la jurisprudence applicables à l’identité ou l’expression de genre. Il rappelle que, bien que cela n’était pas un motif énuméré à la Charte à l’époque, le Tribunal reconnaissait déjà en 1988 qu’il s’agissait d’un motif illicite de discrimination, puisqu’il était couvert par le motif du sexe qui recevait une interprétation large et libérale. Le Tribunal a également effectué une analyse de la jurisprudence pancanadienne et reconnu qu’il n’est pas nécessaire qu’une personne ait subi une chirurgie de réattribution sexuelle pour recevoir la protection conférée par la Charte, que le respect des pronoms choisis tombe sous le couvert de cette protection et que l’identification neutre (c’est-à-dire non binaire) doit également être protégée.

Reconnaissant la difficulté encourue par le législateur et les tribunaux pour définir les concepts de sexe et de genre, le Tribunal, dans une approche pédagogique, a proposé des définitions des concepts liés à ceux-ci, qu’il convient de reproduire[5] :

1) Le sexe peut se définir comme :

Un ensemble d’attributs biologiques […] principalement associés à des caractéristiques physiques et physiologiques, par exemple les chromosomes […], les niveaux d’hormone […] ainsi que l’anatomie de l’appareil génital. […] Le sexe d’une personne est le plus souvent établi à la suite d’une évaluation médicale au moment de la naissance ou avant la naissance […] C’est aussi ce qu’on appelle le sexe biologique ou le sexe attribué à la naissance.

2) Le genre peut se définir ainsi :

Notion qui inclut les rôles, les comportements, les expressions et les identités construits socialement pour les filles, les femmes, les garçons, les hommes, et les personnes de diverses identités de genre. […].

Le genre est un concept qui sert à désigner à la fois des ressentis personnels et des catégories de rôles sociaux. On définit généralement le genre en fonction des deux catégories majoritaires (homme et femme). On peut aussi comprendre le genre comme un continuum ou une constellation qui inclut ces deux catégories, mais ne s’y limite pas. Historiquement, le terme provient de la médecine et il a été réapproprié, d’abord dans une optique féministe, pour questionner les rôles sociaux attribués aux personnes en fonction de leur sexe et de leur expression de genre.

3) L’identité de genre est centrale à l’identité de la personne. C’est la façon dont une personne s’identifie quant à son genre que ce soit comme un homme, une femme, les deux, aucun des deux, ou un autre genre, et ce, de façon indépendante du sexe à la naissance. L’identité de genre se développe dès un jeune âge, soit vers trois à cinq ans. […]

4) L’expression de genre correspond à la façon dont une personne exprime son genre, que ce soit par les codes vestimentaires, l’habillement, les cheveux, la voix, la façon de parler, le langage corporel, le choix d’un prénom et les pronoms.

5) Le terme trans est un terme parapluie qui englobe une diversité d’identités de genre et qui réfère à une personne dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qu’on lui a assigné à la naissance.

[…] Lorsqu’on emploie le terme femme trans, on « réfère à une personne qui s’identifie comme femme (ou sur un spectre féminin) alors qu’elle a été assignée au genre masculin à la naissance ». Le terme homme trans signifie plutôt que la personne « s’identifie comme homme (ou sur un spectre masculin) alors qu’elle a été assignée au genre féminin à la naissance ».

6) On peut définir le terme non binaire comme « terme générique désignant une variété d’identités de genre qui ne sont pas exclusivement homme ou femme; une personne non binaire peut être ni l’un ni l’autre ».

7) Une personne transsexuelle est une personne qui « souhaite modifier son corps par un traitement hormonal ou chirurgical afin qu’il corresponde à son identité de genre ». Ce terme est considéré comme vieilli, voire offensant, pour certaines personnes trans « puisqu’il comporte une connotation médicale […] ».

8) Une personne cisgenre est une personne « dont l’identité de genre correspond au sexe attribué à la naissance ».

Avec ces définitions, le Tribunal a conclu que le fait d’être une personne trans, comme Mme E.B., confère la protection contre la discrimination sur la base de l’identité ou l’expression de genre garantie par l’article 10 de la Charte.

Employant le cadre d’analyse applicable à la discrimination, le Tribunal a poursuivi en concluant que le refus des défendeurs d’embaucher Mme E.B. constitue une exclusion ou une distinction au sens de l’article 10 de la Charte. Il a réitéré qu’en matière de discrimination, les demandeurs n’ont pas à prouver que le motif interdit (en l’occurrence, l’identité de genre) est le motif exclusif ayant mené à l’exclusion ou à la distinction, et qu’il faut uniquement que le motif interdit ait été considéré pour conclure à la présence de discrimination.

En l’occurrence, le Tribunal a retenu que le refus d’embauche de Mme E.B. reposait sur l’identité de genre de celle-ci, puisqu’on lui a ouvertement mentionné que tel était le cas, malgré que sa formation se fût bien passée. Il a donc conclu qu’une preuve prima facie de discrimination avait été faite par la partie demanderesse.

Restait donc à déterminer s’il existait une justification pour le refus d’embauche de Mme E.B. Sur ce point, le Tribunal a expliqué que l’article 20 de la Charte prévoit deux moyens de défense possibles en ce qui concerne la discrimination en embauche : une « défense liée aux aptitudes ou aux qualités requises par un emploi »[6] ou une « défense liée au caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique »[7].

En l’absence des défendeurs, le Tribunal s’est prononcé sur les deux motifs invoqués par M. Sikder à Mme E.B. lorsqu’il lui a annoncé qu’elle ne serait pas embauchée, soit le fait qu’il devrait défendre Mme E.B. et assurer sa sécurité, ainsi que la préférence de sa clientèle « plutôt vieux jeu » de ne pas être servie par une personne trans.

Dans un premier temps, en ce qui concerne la sécurité de Mme E.B., le Tribunal a rejeté le moyen de défense au motif qu’aucune preuve n’a été soumise, faisant échec à la nécessité de démontrer la présence d’un risque grave ou excessif. En l’occurrence, la crainte évoquée n’est qu’une simple allégation ou spéculation[8] et n’est étayée par aucune preuve concrète. Qui plus est, le Tribunal a réitéré qu’il est de la responsabilité de l’employeur d’assurer la sécurité de ses employés, notamment à l’égard de sa clientèle, en vertu de ses obligations prévues à la Loi sur la santé et la sécurité du travail[9]. Cette crainte de violence de la part des clients « ne saurait […] soustraire [ les employeurs] de leur obligation d’assurer la sécurité de leur personnel sur les lieux de travail »[10].

Dans un deuxième temps, le Tribunal a également rejeté l’argument fondé sur la préférence de la clientèle qui pourrait ne pas apprécier la présence d’employés trans au Bar. Ainsi, il explique « qu’on ne peut pas justifier un acte de discrimination […] par des motifs monétaires ou économiques »[11], puisque cela ne constitue pas une justification prévue à l’article 20 de la Charte.

Le Tribunal a donc retenu que Mme E.B. a été victime de discrimination en emploi par le Bar et M. Sikder, au sens des articles 4, 10 et 16 de la Charte.

Il lui a accordé son salaire impayé pour sa période formation à titre de dommages-intérêts matériels, au montant de 118,40 $. Il lui a aussi accordé un montant de 10 000 $ à titre de dommages moraux, compte tenu de la preuve importante présentée quant à l’impact de ce refus d’embauche sur Mme E.B., incluant le fait que celle-ci ait eu des pensées suicidaires et qu’elle soit allée aux États-Unis à deux reprises pour être opérée aux cordes vocales. Pour le Tribunal, il s’agit de deux éléments qui témoignent des impacts préjudiciables graves qui découlent de la conduite des défendeurs et qui justifient l’octroi d’une somme de 10 000 $ en dommages moraux.

Finalement, le Tribunal a condamné les deux défendeurs à payer à Mme E.B. une somme de 2 000 $ à titre de dommages punitifs. Ceux-ci ont catégoriquement refusé d’embaucher Mme E.B. en raison du fait qu’elle était trans, même lorsque celle-ci leur a expliqué le caractère discriminatoire et illicite de leur décision, et n’ont pas cherché à trouver des solutions aux préoccupations qu’ils avaient. Le Tribunal ajoute que l’absence des défendeurs à l’audience « ajoute au comportement délibéré et insouciant de ceux-ci »[12], justifiant l’imposition de dommages punitifs au sens de l’article 49 de la Charte.

III– LE COMMENTAIRE DES AUTEURES

La décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (E.B.) c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7) du Tribunal des droits de la personne s’inscrit dans sa mission de renforcer la mise en oeuvre des droits et libertés de la personne au Québec[13]. En effet, cette décision adopte une approche pédagogique en clarifiant et en définissant les termes qui se rattachent à l’identité ou à l’expression de genre. Il s’agit d’outils qui sont particulièrement pertinents pour les juristes, mais également pour les employeurs, notamment dans le contexte de l’élaboration de leurs politiques internes qui proscrivent tout comportement de discrimination.

Sur ce point, la décision commentée souligne la nécessité d’une sensibilisation accrue auprès des employeurs, notamment ceux qui oeuvrent dans le service à la clientèle. En effet, la décision du Tribunal doit servir de rappel à ceux-ci qu’ils ont la responsabilité d’assurer la sécurité de leurs employés – même ceux qui sont plus susceptibles d’être victimes de violence en raison de leur appartenance à un groupe protégé par l’article 10 de la Charte – et que ce risque de violence ne peut leur servir de justification pour refuser d’embaucher un candidat. Il en est de même pour tous les arguments fondés sur la préférence de la clientèle, qui se lie à des motifs économiques et qui est donc inadmissible comme justification à une atteinte à la Charte.

Il s’agit de rappels importants qu’il est de la responsabilité des employeurs de ne pas contribuer à la vulnérabilité des personnes appartenant à l’un des groupes énumérés par la Charte, en l’occurrence les personnes trans. Certes, tel que le mentionne le Tribunal, les employeurs disposent d’une grande discrétion en ce qui concerne le processus et les critères d’embauche de leur personnel[14]. Cela dit, il est important pour les employeurs de bien comprendre quelles sont les limites de leur discrétion, particulièrement lorsque celle-ci se heurte au droit à l’égalité garanti par la Charte.

CONCLUSION

La décision commentée constitue une décision phare en matière de droit à l’égalité appliqué aux personnes trans au Québec, en ce que le Tribunal a choisi d’adopter une approche particulièrement pédagogique afin de clarifier les termes et concepts, ainsi que les justifications qui sont recevables et celles qui ne le sont pas. Nous espérons que les enseignements du Tribunal pourront raisonner chez les employeurs québécois, de manière à leur servir de guide et à tendre davantage vers l’enrayement des situations de discrimination – encore trop fréquentes – envers les minorités sexuelles ou de genre, ainsi que les autres minorités protégées par la Charte.


[1] RLRQ, c. C-12.

[2] 2024 QCTDP 9, EYB 2024-548544 .

[3] Le Tribunal a ordonné la non-publication et la non-diffusion du nom de la personne plaignante, et que celle-ci soit identifiée par les initiales E.B.

[4] Décision commentée, par. 26.

[5] Ibid., par. 65 (références omises).

[6] Ibid., par 81.

[7] Ibid.

[8] Ibid., par. 90.

[9] RLRQ, c. S-2.1.

[10] Décision commentée, par. 94.

[11] Ibid., par. 97.

[12] Ibid., par. 130.

[13] Orientations générales du tribunal des droits de la personne, arts. 4.4 et 4.5.

[14] Par. 72.

Article par