11 juin 2025
« C’est un métier d’hommes, pas de femmes » : un employeur condamné à des dommages punitifs pour avoir toléré du sexisme sur un chantier de construction
« C’est un métier d’hommes, pas de femmes » : un employeur condamné à des dommages punitifs pour avoir toléré du sexisme sur un chantier de construction
Harcèlement psychologique sexiste en milieu de travail – Commentaire sur la décision récente Association canadienne des métiers de la truelle (local 100) et Maçonnerie M. Demers inc. (Sabrina Lauzon), 2025 QCTA 115
Dans une décision récente, le Tribunal d’arbitrage envoie un message clair aux employeurs du secteur de la construction et des milieux traditionnellement masculins : tolérer une culture sexiste ou fermer les yeux sur des comportements discriminatoires expose non seulement les travailleuses à des environnements toxiques, mais engage aussi sérieusement la responsabilité de l’employeur.
En effet, dans Association canadienne des métiers de la truelle (local 100) et Maçonnerie M. Demers inc. (Sabrina Lauzon)[1], l’arbitre Me Francine Lamy conclut que le sexisme vécu par une briqueteuse-maçonne de la part de son contremaître sur un chantier de construction constitue du harcèlement psychologique à caractère discriminatoire, et que l’inaction de l’employeur a contribué à banaliser de tels comportements. Par conséquent, elle ordonne non seulement à l’employeur de verser à la plaignante une indemnité pour la perte de son emploi, mais également des dommages punitifs de 15 000 $, et réserve sa compétence quant à l’octroi de dommages moraux.
LES FAITS
La plaignante, Sabrina Lauzon, travaille pour Maçonnerie Demers depuis mai 2017, une entreprise spécialisée en travaux de maçonnerie. À la fin de sa formation, un enseignant avait contacté le propriétaire de l’entreprise dans l’espoir de lui trouver un milieu d’accueil favorable où elle pourrait être bien encadrée.
Le chantier du REM, où la plaignante travaillait en 2022 et 2023, est un important projet où les briqueteurs-maçons posent principalement des blocs de béton. En 2022, après avoir cumulé les heures requises, elle a obtenu ses cartes de compétence et est devenue compagnon. Les femmes étant rares dans ce métier, Mme Lauzon a été la seule femme dans l’entreprise pendant toute la durée de son emploi, et la seule femme employée de Maçonnerie Demers sur le chantier en question durant toute la période concernée.
Malgré une bonne relation avec le propriétaire de l’entreprise, la plaignante soutient avoir été traitée différemment et désavantagée en raison de son sexe, dénonçant un climat de travail toxique et hostile. C’était particulièrement le cas sur les chantiers supervisés par le contremaître Normand Lebrun — notamment celui du REM. Elle affirme par ailleurs avoir été mise à pied du chantier de façon concomitante à sa plainte au sujet du comportement de M. Lebrun.
Les comportements reprochés au contremaître Lebrun et retenus par le Tribunal se résument ainsi :
- Cris et injures publiques[2]: M. Lebrun criait régulièrement à l’endroit de la plaignante et l’injuriait. Il la rabaissait devant ses collègues avec des propos tels que : « [***][3], vas-tu finir ton mur », « [***], t’as pas fini », « [***], t’es pas capable, as-tu tes cartes de compétence? ». Il lui imputait à tort des erreurs, comme des joints mal tirés, et la critiquait publiquement sans vérification. Il lui disait : « il ne reste plus personne qui veut travailler avec toi, t’es pas capable de poser des blocs de 10 ou 12 pouces », alors que la preuve testimoniale, notamment le témoignage d’un autre contremaître, confirmait au contraire la qualité de son travail.
- Commentaires misogynes[4]: Il tenait des propos tels que : « C’est pas encore fini ce mur-là, t’es pas capable, t’es pas bonne, t’es pas forte, c’est pas un métier pour une fille ». Lorsqu’elle lui rappelait sa capacité à poser des blocs de 10 et 12 pouces, il répondait que « ce n’était pas fait pour une fille ». Il lui lançait fréquemment : « T’as pas d’affaire ici », « C’est pas une place pour toi », « C’est un métier d’hommes, pas de femmes ». Il utilisait des termes sexistes pour parler d’elle, comme « pitoune ».
- Surveillance ciblée et injustifiée[5]: M. Lebrun se plaçait derrière elle pour observer et critiquer son travail, vérifiant notamment des éléments réalisés par d’autres et lui reprochant des erreurs qui ne lui étaient pas attribuables. Même après avoir été recadré, il ne s’est jamais excusé ni n’a corrigé ses accusations infondées.
- Assignation disproportionnée aux tâches de nettoyage et de balayage[6]: Il l’assignait à ces tâches, normalement réservées aux manœuvres, alors que des collègues moins qualifiés ou non diplômés étaient affectés à la pose de blocs à sa place.
- Suggestions méprisantes de réorientation professionnelle[7]: M. Lebrun lui a fait la suggestion de se diriger vers des domaines qu’il jugeait « plus appropriés à ses intérêts », tels que la pose d’ongles, la couture ou le tatouage, en invoquant les exigences physiques du métier.
ANALYSE ET CONCLUSION
Dans son analyse, le Tribunal explique d’abord le cadre normatif applicable pour déterminer si la plaignante a été victime de harcèlement psychologique à caractère discriminatoire dans le cadre de son travail en vertu de la Loi sur les normes du travail (LNT). Il s’agit ainsi de déterminer si la plaignante a fait l’objet d’une conduite vexatoire discriminatoire, c’est-à-dire fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne, et si cette conduite a porté atteinte à sa dignité et entraîné un climat de travail néfaste. Il précise qu’il s’agit ici de harcèlement sexiste, c’est-à-dire fondé sur le genre de la victime[8].
Le Tribunal aborde ensuite les notions essentielles à l’analyse de la discrimination basée sur le genre. Il souligne que celle-ci est souvent nourrie par des stéréotypes et des préjugés, généralement inconscients, et que de « priver une personne d’un emploi ou altérer ses conditions de travail sur la base de tels préjugés et stéréotypes est discriminatoire »[9]. Il rappelle « qu’un stéréotype est une croyance généralisée et simplifiée à l’égard d’une personne en tant que membre d’un groupe, supposant que tous partagent les mêmes attributs physiques, moraux ou comportementaux, attribués par ignorance ou supposition. Un préjugé, quant à lui, est une opinion ou un jugement formé sans fondement solide, souvent basé sur un stéréotype, sans égard à la réalité de la personne concernée »[10].
Enfin, le Tribunal indique que le caractère discriminatoire de la conduite fait partie des circonstances à prendre en compte dans l’évaluation des remèdes à accorder, lorsqu’il détermine que la personne salariée a été victime de harcèlement psychologique[11].
À la lumière de la preuve et de la crédibilité accordée à la plaignante, dont le témoignage a été corroboré par ses collègues, le Tribunal conclut que la plaignante a été victime de harcèlement psychologique sexiste :
[92] Une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, conclurait qu’il s’agit d’une conduite vexatoire et discriminatoire. La plaignante a été contrainte de subir, à répétition, l’hostilité et l’animosité de M. Lebrun, qui l’a injuriée, insultée et traitée de manière injuste, ostentatoire et humiliante en violant de plus son droit fondamental à des conditions de travail non discriminatoires.
[…]
[96] Le Tribunal retient de la preuve que M. Lebrun a rappelé à répétition qu’une femme n’est pas à sa place dans ce milieu, a imposé des conséquences non méritées à la plaignante, ainsi que des conditions désavantageuses à la pratique de son travail en l’abreuvant d’injures. Bref, il a de toutes pièces créé un milieu de travail toxique en lui imposant un traitement différent de celui réservé aux travailleurs masculins, même moins qualifiés, en raison de son sexe.
(nos soulignements)
Le Tribunal souligne également les impacts que cette conduite a eus sur la plaignante, notamment quant à son estime de soi et son état psychologique.
Enfin, le Tribunal conclut que la mise à pied définitive de la plaignante était un congédiement déguisé lié au harcèlement psychologique sexiste dont elle était victime. En plus de l’indemnité pour perte d’emploi, l’arbitre Lamy condamne l’employeur à verser 15 000 $ en dommages punitifs, soulignant que son inaction face à des comportements discriminatoires antérieurs et l’absence de mesures concrètes ont eu pour effet de banaliser de telles conduites. Cette complaisance a contribué à renforcer l’idée qu’elles étaient « normales » et qu’il fallait simplement les endurer.
MESSAGE CLÉ
En conclusion, cette décision envoie un message clair : les commentaires misogynes, les tâches dévalorisantes et la remise en question systématique des compétences des femmes ne sont pas de simples « irritants » ou des maladresses à tolérer, mais bien des manifestations de harcèlement psychologique sexiste.
Dans les milieux à prédominance masculine, ces comportements peuvent s’installer insidieusement, sous couvert de normes ou de traditions. Il revient aux employeurs de faire preuve d’une vigilance active et d’assurer une tolérance zéro envers toute attitude sexiste.
Pour prévenir de tels comportements et répondre à leurs obligations légales, les employeurs ont tout intérêt à mettre en place des mécanismes de prévention, de signalement et d’intervention efficaces, à former leurs employés et gestionnaires, à les sensibiliser aux biais inconscients et à promouvoir activement une culture d’inclusion ancrée dans les pratiques de gestion.
[1] Association canadienne des métiers de la truelle (local 100) c Maçonnerie M. Demers inc., 2025 CanLII 27403 (QC SAT)
[2] Ibid., par. 57 et 71
[3] Nous avons omis le langage grossier et remplacé chaque occurrence par : [***].
[4] Supra note 2, par. 64
[5] Ibid., par. 71
[6] Ibid., par. 76
[7] Ibid., par. 86
[8] Ibid., par. 34
[9] Ibid., par. 37
[10] Ibid., par. 36
[11] Ibid., par. 39